PARENTÉ (SYSTÈMES DE)

PARENTÉ (SYSTÈMES DE)
PARENTÉ (SYSTÈMES DE)

En français, le mot «parenté», d’après Littré, peut avoir deux sens différents: il désigne, d’une part, la consanguinité, d’autre part, «collectivement, tous les parents et alliés d’une même personne».

En anthropologie sociale, l’étude de la parenté vise essentiellement les phénomènes sociaux qui marquent les relations de consanguinité aussi bien que d’affinité (ce qui veut dire alliance, mariage). Mais la consanguinité ne saurait avoir le sens restreint que lui donne le Code civil, pour qui les seuls parents en ligne paternelle sont des consanguins; elle s’oppose ici à l’affinité. Les consanguins sont tous les parents qui ne sont pas des alliés. Cette définition est conforme à l’usage international ainsi qu’au droit canon.

Si les relations d’affinité, c’est-à-dire d’alliance, sont par définition des relations socialement reconnues, les relations de consanguinité peuvent être purement biologiques ou au contraire simplement sociologiques. L’anthropologie sociale entend par consanguinité non pas un fait biologique, mais une relation socialement reconnue. Il en est ainsi, par exemple, de l’adoption qui substitue une parenté sociale à une parenté biologique ou réputée telle. Les relations de parenté font donc référence à l’ensemble des phénomènes sociaux et culturels d’une ou de plusieurs sociétés. Mais quelle est la nature exacte de la parenté? Certains, comme John Beattie, ont pensé qu’elle pouvait être une forme avec pour contenu la politique et l’économie; la parenté ne serait alors qu’un langage. Mais s’agit-il d’un langage propre à la société étudiée et qui lui suffit à exprimer la réalité sociale de «sa» parenté? Ou bien faut-il y adjoindre aussi le langage de l’observateur qui analyse cette même réalité? Plus avant, il convient de se demander comment penser entre eux les systèmes de parenté.

1. Fondements de la parenté

On peut affirmer que les systèmes de parenté n’ont pas le même rôle dans toutes les sociétés: pour certaines, la parenté semble le principe fondamental qui commande l’ensemble des relations sociales; pour d’autres, au contraire, comme pour la société occidentale, la parenté voit son rôle réduit à fort peu de chose. Si, pour C. Lévi-Strauss, «le système de parenté est un langage, ce n’est pas un langage universel [...]. En présence d’une culture déterminée, une question se pose toujours: est-ce que le système est systématique?» L. H. Morgan avait le premier dégagé la notion de système de parenté , mais l’anthropologie ne peut encore répondre de son exacte signification pour chacune des sociétés qu’elle étudie. Pour A. R. Radcliffe-Brown, «l’hypothèse explicite est qu’entre les différents traits d’un système de parenté particulier il y a une relation complexe d’interdépendance». Tel est bien le but de l’analyse d’un système de parenté: faire apparaître la cohérence des relations entre les divers traits dégagés. Mais à cette cohérence interne au système s’ajoute le problème des relations que ce dernier entretient avec les autres systèmes de la société globale. C’est finalement à l’organisation de la société tout entière que se réfère tout système de parenté. Faut-il donc affirmer que la comparaison n’est possible qu’entre sociétés globales, comme le soutient E. E. Evans-Pritchard? Ou bien, au contraire, peut-on comparer des systèmes, inscrits chacun dans des sociétés différentes? Cette démarche implique de la part de l’anthropologue qu’il s’appuie sur un découpage a priori des phénomènes sociaux. Les difficultés sont immenses puisqu’on peut penser avec Lévi-Strauss qu’«un système de parenté ne consiste pas dans des liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus; il n’existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire de représentations». On voit bien ici que l’analyse structurale s’intéresse aux relations sociales réelles pour en dégager, au niveau des modèles, la structure. Ainsi un système de parenté se conçoit-il comme un système de symboles, un langage particulier et dont la signification demeure partielle.

Cependant, les auteurs ne s’accordent pas sur la place respective des divers traits qui composent un système de parenté, ni sur les limites du domaine. Si, pour Radcliffe-Brown, «un système de parenté est en premier lieu un système de relations dyadiques de personne à personne dans une communauté», il comporte aussi un vocabulaire des termes de parenté, les relations des groupes comme la famille, les groupes de filiation et enfin les mariages. Evans-Pritchard, de son côté, détache de la parenté les systèmes de lignages et distingue nettement les relations de parenté des relations intra-familiales; pour lui, lignages et familles sont des groupes, c’est-à-dire qu’il relèvent d’un autre ordre que celui de la parenté. Enfin, entre les divers aspects de la parenté et quels que soient les critères qui les distinguent, il existe des relations systématiques sur quoi repose la cohérence de l’ensemble des règles de filiation, de mariage, de résidence et de transmission des éléments constitutifs de l’identité.

Les premières études sur le mariage remontent à la seconde moitié du XIXe siècle. Elles étaient le fait de juristes qui cherchaient à retracer l’évolution des sociétés humaines selon un schéma unilinéaire conduisant, par des étapes significatives, de l’homme primitif jusqu’à la société occidentale qu’ils connaissaient pour y vivre chaque jour. Ces premiers essais, en vue de construire à travers les âges une histoire des règles d’alliance entre hommes et femmes, ont été marqués par les noms fameux de Bachofen, de Morgan, de McLennan et de William Robertson Smith. Une préoccupation leur était commune: retrouver le temps des origines de l’homme et de la société. À la «Genèse», telle que l’entendaient les religions du Livre, fallait-il substituer un autre scénario que celui des descendants d’Adam et Ève? Ainsi fut proposée et discutée la possibilité d’un âge primordial marqué par une promiscuité généralisée. Certains ont imaginé que les sociétés fondées sur la suprématie des femmes, le matriarcat, étaient nées d’une révolte des femmes contre leur condition de courtisanes imposée par la promiscuité. L’évolution était volontiers modelée sur une idéologie du progrès moral qui allait culminer dans les injonctions puritaines de l’époque victorienne. On doit à C. Staniland Wake et à son ouvrage Le Développement du mariage et de la parenté , publié à Londres en 1889, d’avoir mis en doute et contrebattu vigoureusement les idées souvent opposées de Morgan et de McLennan sur la promiscuité primordiale, celles de Morgan sur la famille consanguine et sur le passage supposé entre la matrilinéarité et la patrilinéarité, enfin sur l’importance du mariage par capture. Wake se refuse à admettre d’hypothétiques reconstructions; il cherche des explications de caractère sociologique. Ainsi, pour lui, la cérémonie du mariage par capture n’est rien d’autre qu’une ratification publique du contrat de mariage. Cette approche sociologique se distinguait de l’interprétation moralisante d’une histoire des relations hommes-femmes qui prenait le plus souvent l’allure d’un mythe parsemé de rationalisations rassurantes, puisque celles-ci débouchaient toujours sur une apologie de la société «civilisée».

Elle devait être reprise par un autre juriste, allemand celui-là, Joseph Kohler, qui publia en 1897 un ouvrage de synthèse intitulé La Préhistoire du mariage . Bien que le livre ait été écrit pour défendre les thèses évolutionnistes de Morgan contre celles de McLennan, son intérêt réside dans l’attention qu’il porte aux terminologies de parenté. Il y voit la manifestation de différents systèmes de classification, capables de déceler des principes d’organisation sociale. Ainsi les terminologies dravidiennes et australiennes indiquent-elles une certaine forme d’alliance de mariage, maintenant reconnue comme intermariage entre deux sections de la société. La terminologie omaha indique le mariage d’un homme avec une femme, avec la sœur du père de celle-ci, comme avec la fille du frère de la même femme. Ce système de mariage découle, selon Kohler, d’une situation de droit patriarcal, c’est-à-dire associée à la filiation patrilinéaire. À l’opposé, Kohler reconnaît, dans la terminologie choctaw (appelée ultérieurement crow ), un système de mariage découlant de la filiation matrilinéaire, où une femme épouse un homme, le frère de la mère de celui-ci et le fils de la sœur de ce même homme. Les analyses de Kohler suscitèrent un célèbre compte rendu du livre par Durkheim, pour qui l’inversion de la distribution des termes, dans les terminologies omaha et choctaw, «est la conséquence logique de l’inversion indiquée dans le système de filiation». L’étude des systèmes de mariage reposait désormais sur l’analyse sociologique et non plus sur une histoire le plus souvent conjecturale.

Les principes structuraux sur lesquels se fonde la parenté sont importants, car ils décident de l’orientation générale de l’analyse. Ils sont pour les auteurs comme des a priori qui président aux développements de chaque théorie de la parenté. Ces principes d’explication sont de deux sortes, la filiation d’une part et l’alliance d’autre part. Selon que la théorie privilégie l’une ou l’autre, les structures sociales ainsi manifestées ont un profil totalement différent. Pour Radcliffe-Brown, «deux personnes sont parentes consanguines lorsque l’une descend de l’autre [...] ou lorsqu’elles descendent toutes deux d’un ancêtre commun [...]. La parenté est donc fondée sur la filiation, et ce qui détermine en premier lieu le caractère d’un système de parenté est la manière de reconnaître et de compter la filiation». Cela peut se faire de quatre façons différentes: soit selon un principe cognatique qui reconnaît toutes les lignes de filiation, soit selon le droit exclusivement paternel ou au contraire maternel, soit enfin selon une filiation unilinéaire double. L’analyse de ces types de filiation fait appel surtout à des dispositions de caractère juridique et institutionnel. Les tenants du principe de filiation pensent pouvoir expliquer ainsi la morphologie des groupes sociaux. Loin de s’intéresser aux aspects cachés des relations sociales, aux oppositions distinctives de caractère abstrait, ce sont les relations sociales visibles et conscientes, observables empiriquement, qui constituent, pour les théoriciens de la filiation, l’essentiel de la réalité sociale.

La théorie de l’alliance, au contraire, sans privilégier l’étude des types de filiation, s’intéresse à toutes les relations d’échange qui lient les groupes entre eux à l’occasion des mariages. Les structures mentales auxquelles Lévi-Strauss fait appel en raison de leur universalité «sont [...] au nombre de trois: l’exigence de la règle comme règle; la notion de réciprocité considérée comme la forme la plus immédiate sous laquelle puisse être intégrée l’opposition de moi et d’autrui; enfin le caractère synthétique du don, c’est-à-dire le fait que le transfert consenti d’une valeur d’un individu à un autre change ceux-ci en partenaires et ajoute une qualité nouvelle à la valeur transférée». La règle est exprimée de façon négative par la prohibition universelle de l’inceste; de là l’échange qu’elle instaure. Certaines sociétés ajoutent à cela des règles positives qui déterminent le choix du conjoint. La théorie de l’alliance considère les règles du mariage et les systèmes de parenté comme «une sorte de langage, c’est-à-dire un ensemble d’opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication». On verra plus loin que le principe de réciprocité est surtout étudié sous sa forme la plus complète, c’est-à-dire le mariage des cousins croisés. Les structures ainsi dégagées sont dites élémentaires en ce qu’elles permettent de «déterminer immédiatement le cercle des parents et celui des alliés». L’opposition distinctive entre consanguinité et affinité est ici fondamentale. Les structures de parenté sont dites complexes lorsque les systèmes se contentent de «définir le cercle des parents» et «abandonnent à d’autres mécanismes [...] le soin de procéder à la détermination du conjoint». C’est le cas notamment de certains systèmes africains, océaniens, et du système de parenté occidental. Mais la théorie de l’alliance ne s’est pas intéressée de façon systématique aux structures complexes comme elle l’a fait pour les structures élémentaires. La raison en est sans doute que les éléments de la parenté s’y trouvent combinés à d’autres éléments tenus habituellement pour extérieurs à la parenté, tels que les droits sur le sol, ainsi que l’ensemble des prestations. Ces considérations amènent à poser inévitablement la question de la nature de la parenté et du bien-fondé de la distinction, parmi les phénomènes sociaux, entre ce qui ressortit à la parenté et ce qui lui semble étranger.

2. La théorie de la filiation

La théorie de la filiation tient une place déterminante dans l’anthropologie anglaise qui s’est appliquée à expliquer le fonctionnement de la société par l’interaction des groupes de filiation. W. H. R. Rivers entendait par filiation (en anglais, descent ) ce qui permet aux groupes sociaux de se constituer, puisqu’elle transmet la qualité de membre d’un groupe. Mais il ne s’agit pas pour lui de n’importe quel groupe; la famille ou la parentèle sont des groupes trop peu distincts les uns des autres pour que la filiation détermine seule leur composition; Rivers écrit: «Nous parlons de filiation patrilinéaire lorsque l’enfant appartient au groupe social de son père, matrilinéaire lorsqu’il appartient au groupe social de sa mère [...]. L’emploi du mot (filiation) n’a de valeur que lorsque le groupe est unilinéaire. C’est pourquoi les groupes auxquels il s’applique de la façon la plus définie sont le clan et la moitié où, du fait du principe d’exogamie, un enfant doit appartenir au groupe de son père ou de sa mère, mais ne peut appartenir aux deux.» De même, E. R. Leach explique Rivers en écrivant: «La notion de filiation renvoie à la qualité de membre d’un groupe représentant une section de la société totale, cette qualité étant dénuée d’ambiguïté, permanente et involontaire.»

À cette définition claire de la filiation, les anthropologues britanniques ont peu à peu substitué des sens différents, tout en accentuant l’importance de l’explication par la filiation. Pour Radcliffe-Brown en effet, la filiation vise essentiellement à transmettre tous les droits qui concourent à la détermination du statut d’un individu. Meyer Fortes écrit que, pour Radcliffe-Brown, «patrilinéarité et matrilinéarité sont simplement deux solutions alternatives du problème fondamental de la succession [...]: déterminer sans équivoque où résident les droits sur des personnes et stabiliser ces droits». Ainsi, tandis que pour Rivers l’exogamie et le mariage étaient déterminants, seule importe maintenant la succession des droits détenus par les groupes. Meyer Fortes, après avoir ainsi fait de la filiation un concept juridique, la juge plus importante pour expliquer les arrangements structuraux que la parenté elle-même avec ses concepts de consanguinité et d’affinité. La parenté serait ainsi subordonnée à l’organisation des groupes de filiation unilinéaire; ceux-ci privilégient une ligne de filiation par laquelle se transmettent les principaux éléments juridiques et politiques du statut des personnes. Mais, comme certains éléments ont une autre origine, Meyer Fortes introduit le concept de filiation complémentaire pour expliquer la transmission de tous les droits résiduels. La structure sociale est dominée ici par les groupes de filiation. L’exogamie et les relations d’affinité sont négligées – Leach ira même jusqu’à écrire «déguisées sous l’expression de filiation complémentaire. L’essence de ce concept [...] est que Ego est apparenté aux consanguins de son père et de sa mère parce qu’il descend de ses parents et non parce que ses parents ont été mariés». Le mariage et l’affinité, selon Meyer Fortes lui-même, ne lient pas entre eux les groupes de filiation; «ils sont effectifs [...] parce qu’ils donnent naissance à des liens de parenté matrilatéraux». Une telle conception complique plus qu’il n’est besoin l’analyse des phénomènes de parenté, car elle n’utilise qu’un concept – la filiation – pour tout expliquer et se prive d’une notion capitale et universelle: la relation d’alliance. Louis Dumont a clairement montré la signification de ce débat: «De quoi s’agit-il en fait? Il s’agit essentiellement de savoir si la vie sociale est faite de groupes ou de relations, si l’anthropologie sociale sera substantialiste ou structurale.»

3. Le système segmentaire

C’est avec les travaux d’Evans-Pritchard sur la société nilotique des Nuer que l’anthropologie tente de dégager une certaine relativité structurale en étudiant l’ensemble des relations entre groupes. La relation devient plus éclairante que l’étude des groupes constitués. Evans-Pritchard commence par distinguer trois systèmes pour essayer ensuite de les intégrer dans un ensemble cohérent: le système de parenté, celui des lignées et le système politique. Ce dernier est constitué par «les relations à l’intérieur d’un système territorial entre groupes de gens vivant dans des régions spatialement définies et qui sont conscients de leur identité et de leur caractère exclusif». Ainsi les divisions territoriales ont-elles un caractère segmentaire, c’est-à-dire qu’elles sont subdivisées en plusieurs ordres qui cœxistent mais ne se manifestent que séparément. Un autre ensemble, segmentaire lui aussi, est formé par le système des lignées. Il y a correspondance entre les deux systèmes segmentaires des divisions territoriales et des lignées. Evans-Pritchard explique: «Les lignages Nuer ne sont pas des communautés locales, ni des groupes dotés de personne morale, bien qu’ils soient fréquemment associés à des unités territoriales [...]. Le concept de lignage fonctionne ainsi à travers le système politique [...]. On ne doit considérer les lignages tout à fait autonomes que par rapport aux règles d’exogamie, à certaines activités rituelles et, dans une très faible mesure, à la responsabilité pour homicide. Dans la vie sociale en général, les lignages fonctionnent à l’intérieur de communautés locales de toutes tailles, depuis le village jusqu’à la tribu, et comme parties de ces communautés.» Ainsi la structure lignagère est-elle modelée d’après la structure politique. D’autre part, cependant, les règles d’exogamie de lignages font que les gens, obligés de se marier en dehors de leur lignage, finissent par être parents entre tous les habitants d’une division territoriale. Ces liens de parenté consanguine relient les uns aux autres les lignages, mais, comme le précise Louis Dumont, «la parenté consanguine n’est pas constitutive de groupes comme la parenté agnatique». Celle-ci, d’après Evans-Pritchard lui-même, forme «un squelette conceptuel sur lequel sont bâties les communautés locales comme un ensemble de parties solidaires, ou, pour mieux m’exprimer, comme un système de valeurs unissant les segments de la tribu et fournissant ainsi un langage capable d’exprimer et d’orienter les relations (entre ces segments)». Cependant, la parenté agnatique se conjugue avec la parenté consanguine au point que les Nuer conçoivent «la totalité du pays à l’intérieur d’une seule structure de parenté». Ainsi les relations entre communautés territoriales sont-elles comprises comme relations de parenté. Evans-Pritchard conclut: «Le type agnatique de parenté est associé à l’autonomie et à l’opposition structurale des segments politiques entre eux – le processus de fission –, et le type non agnatique de relations de parenté est associé, par un réseau complexe de liens de ce type, au système social plus large qui relie les segments entre eux et les contient – le processus de fusion.» Le grand mérite d’Evans-Pritchard est de s’être attaché non seulement aux groupes constitués, mais aux relations qu’ils entretiennent pratiquement et conceptuellement les uns vis-à-vis des autres. Pourtant, il reste que ces relations de groupe à groupe sont privilégiées par rapport aux relations personnelles de parenté. Comme le souligne Louis Dumont, «le traitement des Nuer n’est pas structural au sens d’une anthropologie allant de l’ensemble aux parties et mettant la relation avant les termes de la relation. Il part du groupe territorial ou du groupe de lignage comme d’un individu collectif [...]. Cela étant, il n’en est que plus remarquable de voir une perspective vraiment structurale s’établir au niveau de ces groupes eux-mêmes». On comprend mieux que l’interprétation par Evans-Pritchard d’un système social segmentaire ait revêtu en anthropologie une si grande importance. Il faut admettre cependant que l’anthropologie anglaise est restée par la suite prisonnière de conceptions anciennes appuyées sur des postulats tels que: «Une institution humaine ne peut provenir que de deux sources: ou bien d’une origine historique et irrationnelle; ou bien du propos délibéré, donc d’un calcul du législateur.»

À l’opposé, pour les structuralistes, «les institutions humaines sont des structures dont le tout, c’est-à-dire le principe régulateur, peut être donné avant les parties, c’est-à-dire cet ensemble complexe constitué par la terminologie de l’institution, ses conséquences et ses implications, les coutumes par lesquelles elle s’exprime et les croyances auxquelles elle donne lieu». Ces lignes de Lévi-Strauss établissent clairement la perspective des études structuralistes telle qu’il la développera d’abord dans le domaine de la parenté et qui a pour nom la théorie de l’alliance . On a montré que si les théoriciens des groupes de filiation avaient bien conscience qu’il devait exister entre les différents traits d’un système de parenté une relation complexe d’interdépendance, ils ont voulu toujours ramener celle-ci aux rapports de filiation unilinéaire, avec pour conséquence une surestimation des institutions juridiques aux dépens de l’étude des structures mentales et inconscientes.

4. La théorie de l’alliance

La théorie de l’alliance a eu des précurseurs parmi l’école hollandaise avec Van Wouden; ses promoteurs furent tout d’abord Lévi-Strauss, puis à sa suite E. R. Leach et R. Needham en Angleterre et Dumont en France. C’est en 1949 que parut l’ouvrage de Lévi-Strauss intitulé Les Structures élémentaires de la parenté , qui fondait la théorie de l’alliance. Si l’analyse des systèmes de parenté forme l’essentiel de ses nombreux développements, le livre s’appuie sur une théorie générale des sociétés et met en place une interprétation structurale de la parenté fondée sur des lois universelles. Et, d’abord, la prohibition de l’inceste, qui «possède, à la fois, l’universalité des tendances et des instincts, et le caractère coercitif des lois et des institutions». É. Durkheim avait fait appel à l’exogamie pour expliquer la prohibition de l’inceste comme un reste de règles anciennes. Pour Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste «exprime le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l’alliance». C’est-à-dire qu’elle «est moins une règle qui interdit d’épouser mère, sœur ou fille qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui». C’est placer d’emblée le mariage au centre des phénomènes de parenté, car il est un «archétype de l’échange ». Ainsi la prohibition de l’inceste est-elle l’expression négative d’une loi générale de l’échange, qui implique un principe universel de réciprocité que l’on voit à l’œuvre dans toutes les formes institutionnelles de mariage. Toutes les sociétés définissent solidairement les concepts de consanguinité et d’affinité, mais tandis que certaines, comme les société occidentales, se contentent de règles négatives pour déterminer les conjoints possibles, d’autres au contraire, en plus des interdits de l’inceste, établissent des règles positives permettant de choisir le conjoint. Ces sociétés présentent des structures élémentaires de parenté , qui font l’objet des études contenues dans l’ouvrage portant ce titre. Le mariage des cousins croisés, de par ses formes et ses propriétés, est l’institution la plus remarquable de ces systèmes de parenté, car elle exprime de façon complète et condensée à la fois la prohibition de l’inceste et la relation complémentaire entre consanguinité et affinité.

En effet, à partir de la prohibition de l’inceste et de la loi générale de l’échange, on peut définir une règle d’exogamie qui interdise le mariage à l’intérieur d’un groupe humain et précise du même coup les classes où l’on peut trouver son conjoint. Il en est ainsi de l’organisation dite dualiste en ce qu’elle divise la société en deux moitiés distinctes qui obéissent parfois, pour ce qui est des mariages, à une règle d’exogamie enjoignant aux hommes de ne prendre épouses que dans la moitié adverse. Cela a pour conséquence d’opérer une dichotomie entre les cousins: les uns appartiennent à la même moitié qu’Ego et sont dits cousins parallèles, les autres appartiennent à l’autre moitié et sont dits cousins croisés. Le vocabulaire de parenté classe les premiers avec les frères et sœurs, lesquels ne peuvent être des conjoints possibles; les cousins croisés au contraire sont les plus proches collatéraux avec qui Ego puisse se marier. Soit la figure 1, où l’appartenance aux moitiés A et B se transmet en ligne patrilinéaire: ainsi, pour Ego, ses cousins parallèles sont-ils les enfants du frère du père et ceux de la sœur de la mère, c’est-à-dire issus d’une paire de germains de même sexe; à l’opposé, les cousins croisés sont les enfants du frère de la mère d’Ego et ceux de la sœur du père. Mais le mariage entre cousins croisés n’implique pas nécessairement que la société doive être divisée selon une partition dualiste. On le rencontre en effet dans des sociétés toutes différentes. En organisation dualiste, le mariage des cousins croisés est le mariage le plus proche que l’on puisse effectuer parmi tous les autres. Tandis que l’organisation dualiste «utilise un procédé automatique [la filiation unilinéaire] pour répartir les individus en deux catégories», le mariage des cousins croisés «emploie un procédé de discrimination appliqué séparément à chaque candidat». Il est donc un cas privilégié du principe de réciprocité entre deux ou plusieurs familles et, «par ses caractères logiques, [il] occupe une place exceptionnelle [...] à la bifurcation qui conduit à deux types extrêmes de réciprocité: l’organisation dualiste et la prohibition de l’inceste».

Échange restreint, échange généralisé

La distinction entre échange restreint et échange généralisé est due à Lévi-Strauss et permet de dégager trois formes de mariage entre les cousins croisés. «Nous comprenons sous le nom d’échange restreint tout système qui divise le groupe, effectivement ou fonctionnellement, en un certain nombre de paires d’unités échangistes telles que, dans une paire quelconque X 漣 Y, la relation d’échange soit réciproque.» L’organisation dualiste est la forme la plus simple de l’échange restreint, qui connaît par ailleurs des systèmes à 4, 6 et 8 unités échangistes. Dans l’échange généralisé, l’échange n’est pas réciproque mais unilatéral et orienté tel que A donne épouses à B, qui donne à C et ainsi de suite. «Ces systèmes peuvent établir des relations de réciprocité entre un nombre quelconque de partenaires», au minimum trois. Ces systèmes d’échange sont censés se refermer, par exemple C donnant des épouses à A. Ainsi l’échange restreint a pour propriété de relier des paires échangistes, tandis que l’échange généralisé peut créer des chaînes de partenaires dans l’échange. La forme de mariage pour un système d’échange restreint est celui des cousins croisés bilatéraux, tandis que dans l’échange généralisé le mariage se fait avec la cousine croisée matrilatérale ou patrilatérale exclusivement.

Les modalités de l’échange restreint peuvent donc être celles de l’organisation dualiste qui divise la société en deux moitiés échangistes, ou bien elles peuvent être encore plus compliquées, comme celles des systèmes dits à sections ou à classes matrimoniales , étant bien entendu que le nombre de ces dernières est toujours pair. C’est surtout chez les aborigènes d’Australie que l’on a pu observer de tels systèmes. Ainsi, par exemple, la société Kariera est divisée en deux groupes locaux, eux-mêmes divisés chacun en deux sections qui ont reçu un nom. On a d’un côté les sections Karimera et Palyeri, de l’autre les sections Banaka et Burung. L’appartenance aux groupes locaux se transmet en ligne patrilinéaire, mais le fils appartient à l’autre section. Si le père est Karimera, le fils sera Palyeri et le petit-fils de nouveau Karimera. On peut représenter la formule de l’échange restreint chez les Kariera en diagramme. Soit Ka, Pa, Ba et Bu les quatre sections. Le signe d’égalité indique le mariage réciproque entre deux sections. Les flèches verticales indiquent la filiation père-fils:

Dans un tel système, on peut observer une alternance des générations, le petit-fils appartenant à la même section que son grand-père. Le type de mariage qui résulte d’un système Kariera sera celui avec la cousine bilatérale croisée, c’est-à-dire que les enfants issus d’un mariage par échange de sœurs peuvent s’épouser entre eux. La cousine est dite bilatérale car elle est à la fois fille de la sœur du père et fille du frère de la mère d’Ego. D’autres systèmes à classes matrimoniales multiplient le nombre d’unités échangistes, comme chez les Aranda, où on en compte huit. Les règles de l’échange matrimonial font que les plus proches conjoints possibles sont les enfants issus chacun de parents eux-mêmes cousins croisés de même sexe. Le type de mariage est donc bien ici encore bilatéral, mais à deux générations d’intervalle et pourvu que les parents intermédiaires, cousins croisés entre eux, soient de même sexe.

Ainsi le type de mariage des cousins croisés bilatéraux a-t-il des propriétés particulières: il résulte d’un échange de sœurs renouvelé, qui maintient entre deux unités échangistes une relation d’intermariage réciproque. Si, dans un tel système, certains éléments se transmettent en ligne patrilinéaire et d’autres en ligne matrilinéaire, un même ensemble d’éléments sera détenu en génération alternée, le petit-fils se retrouvant dans la même situation que son grand-père. C’est là un système dysharmonique où le mariage avec la cousine bilatérale donne la formule du meilleur «degré d’intégration du système global». Soit en un diagramme (fig. 2) deux lignes patrilinéaires A et B qui s’entre-marient par échanges de sœurs avec la cousine bilatérale. Si le système est dysharmonique, on voit que les couples des générations 1-3 et 2-4, respectivement dans chaque ligne, détiennent à une génération d’intervalle les mêmes éléments patri- et matrilinéaires (sur la figure 2, les femmes sont représentées en noir ou en blanc pour indiquer le sens de la matrilinéarité).

Il en va tout autrement du mariage avec la cousine matrilatérale croisée , c’est-à-dire avec la fille de l’oncle maternel. C’est le mariage type de l’échange généralisé et dont les propriétés diffèrent de celles du modèle précédent. Soit (fig. 3) trois lignes patrilinéaires A, B et C qui, sur trois générations, observent le mariage avec la cousine croisée matrilatérale. Les flèches indiquent le sens des alliances, c’est-à-dire le sens de circulation des femmes. Comme on peut le voir, le modèle est orienté tout entier dans le même sens. Le frère et la sœur ne se marient pas chacun dans la même ligne, mais dans des lignes différentes. Il n’y a pas d’alternance de générations, et le fils et le petit-fils reproduisent l’alliance avec la même ligne que le père. Ainsi la ligne B, par exemple, donne des épouses à la ligne C, les preneurs de femmes , et reçoit ses épouses toujours de la ligne A, les donneurs de femmes . Chaque ligne se trouve donc engagée dans des relations matrimoniales avec deux autres lignes et cela à sens unique. On peut ainsi mettre en série des unités échangistes en nombre varié, mais jamais inférieur à trois. Un tel système suppose que la réciprocité, au lieu d’être honorée sans délai, est différée, puisqu’elle repose sur l’hypothèse d’une fermeture de la chaîne des alliances. L’échange est dit généralisé en ce sens qu’il renvoie à l’ensemble des mariages de la société et qu’il permet de concevoir une plus grande intégration d’unités échangistes. Enfin, ce type de mariage ne fait intervenir qu’une seule filiation, soit matrilinéaire soit patrilinéaire. S’il en était autrement, on ne pourrait retrouver dans une ligne un même ensemble de traits bilinéaires qu’après un nombre de générations égal au nombre de lignes échangistes du système. C’est ce qui a conduit Lévi-Strauss à penser que le mariage avec la cousine matrilatérale croisée, et donc l’échange généralisé, allait de pair avec des systèmes harmoniques , en ce qu’ils transmettent tous les traits suivant la même ligne, soit patrilinéaire, soit matrilinéaire.

Il existe enfin un type de mariage avec la cousine patrilatérale croisée , dont on peut construire le modèle et qui relève des structures élémentaires de parenté. Pourtant, ses propriétés font ressortir les difficultés d’un tel système. On peut le représenter de la manière suivante (fig. 4): soit A, B et C, trois lignes patrilinéaires et une série de mariages patrilatéraux. Après quatre générations consécutives, on remarque que, si le frère se marie bien dans une autre ligne que sa sœur, le père ne voit pas son fils reproduire l’alliance dans le même sens mais à l’inverse; le petit-fils, au contraire, répète l’alliance dans le même sens que son grand-père: c’est là un phénomène d’alternance des générations qui rappelle le type de mariage bilatéral. D’autre part, l’orientation est inversée à la génération suivante, les femmes «circulant» à rebours. La formule est une sorte d’échange restreint différé d’une génération à l’autre, entre deux lignes A et B, ou entre B et C. Mais l’échange est aussi généralisé, puisqu’il faut au moins trois lignes ou plus pour qu’il puisse se pratiquer, de façon à marier à la fois un frère et une sœur. L’inversion du sens des alliances à chaque génération a fait douter de la viabilité du système. Il est bien évident en tout cas que le degré d’intégration apparente est bien inférieur à celui qui résulte du mariage matrilatéral, car la réciprocité est différée à très court terme, le retour se faisant à la génération suivante. Il semble ici que l’échange ne concerne chaque fois que deux unités, et pour un jeu «au coup par coup» qu’il est possible d’interrompre dès le retour effectué.

Critique de la théorie de l’alliance

Les meilleurs continuateurs de Lévi-Strauss, ceux qui l’ont le mieux compris et qui s’appuient sur des données ethnographiques plus récentes, ont élaboré la critique de la théorie de l’alliance. On peut, sans mettre en doute l’importance des relations d’alliance pour comprendre un système de parenté, se demander si les distinctions entre échange restreint d’un côté et échange généralisé de l’autre sont toujours très pertinentes. On peut tout d’abord remarquer que les systèmes australiens, réputés symétriques, pratiquent la réciprocité non pas tant entre groupes stables mais par transactions individuelles, et donc au seul niveau des catégories que sont les sections ou classes. Il est fréquent aussi de constater que certains systèmes australiens fonctionnent sans classes, et que même des termes de parenté peuvent être des classes. On observe ainsi non plus le bilatéralisme, mais une orientation unilatérale de caractère complexe, c’est-à-dire fonctionnant de la sorte malgré une conceptualisation du système en tant que système d’échange restreint. L’échange généralisé semble parfois opérer à l’intérieur même de l’échange restreint. À l’inverse, si l’on postule la clôture de l’échange généralisé, le conjoint devient bilatéral. Par exemple, si dans le schéma du mariage matrilatéral (fig. 3), la ligne C donne des épouses à la ligne A, toute épouse est à la fois fille du frère de la mère d’Ego et fille de la fille de la sœur du père du père du même Ego. De même, dans le schéma du mariage patrilatéral (fig. 4), si la ligne C échange ses femmes avec la ligne A, toute épouse sera à la fois fille de la sœur du père d’Ego et fille de la fille du frère de la mère de la mère du même Ego. L’échange généralisé clos est un échange bilatéral. Enfin, les modèles proposés des types de mariage des cousins croisés présentent des relations terminologiques «vraies» au lieu de tenir compte du caractère «classificatoire» du terme de parenté considéré. On entend par «classificatoire» un terme qui désigne non seulement, par exemple, la cousine croisée patrilatérale, mais aussi des femmes qui lui sont assimilées, c’est-à-dire le plus souvent ses cousines parallèles (filles des frères de son père et filles des sœurs de sa mère). Ainsi les modèles proposés sont-ils souvent impropres à manifester le caractère classificatoire des parents considérés comme conjoints potentiels. L’analyse détaillée des catégories classificatoires montre, quand elle est menée à bien, que certains des conjoints potentiels sont à la fois matrilatéraux et patrilatéraux, parfois même une disposition classificatoire entre-t-elle en conflit avec les règles d’exogamie entre groupes constitués. Pour toutes ces raisons qui apparaissent aujourd’hui plus claires, il faut admettre que la plupart des systèmes de parenté, s’ils sont parfois élémentaires dans leur formulation des règles de mariage, manifestent en réalité des structures complexes dont l’interprétation limitée au seul domaine de la parenté paraît insuffisante et même inadéquate.

5. Les structures complexes

Les structures complexes rassemblent les systèmes de parenté qui ne déterminent pas par des règles positives le choix du conjoint, mais se contentent d’édicter des règles négatives qui précisent les limites des impossibilités de mariage, c’est-à-dire les degrés où l’union serait considérée comme incestueuse. Les critères positifs sont laissés à la disposition des individus et relèvent de facteurs extérieurs à la parenté proprement dite.

Parmi les structures complexes, il faut ranger les systèmes de parenté crow-omaha , qui portent le nom de deux tribus indiennes d’Amérique du Nord. Les systèmes crow présentent la variante matrilinéaire, les systèmes omaha la variante patrilinéaire. Pour les systèmes crow-omaha, on ne peut se marier dans un clan qui a déjà fourni de mémoire d’homme un conjoint à son clan. Ainsi, «chaque fois qu’on choisit une ligne pour obtenir d’elle un conjoint, tous ses membres se trouvent automatiquement exclus du nombre des conjoints disponibles pour la ligne de référence et ce, durant plusieurs générations» (Lévi-Strauss). Tandis que les structures élémentaires cherchent à maintenir l’alliance dans le cadre de la parenté et transforment ainsi des parents en alliés, les systèmes crow-omaha cherchent à rendre incompatibles des liens d’alliance et des liens de parenté; ils transforment des alliés en parents. Les normes qu’ils proposent sont mécaniques, tandis que les faits qu’ils développent engendrent des réseaux qui relèvent de la probabilité. C’est ainsi que l’on peut considérer que les systèmes crow-omaha sont à la charnière entre systèmes élémentaires et systèmes complexes. Il faut cependant remarquer que, si l’inventaire des possibilités de mariage fait apparaître un très grand nombre de celles-ci théoriquement possibles, les sociétés crow-omaha ont des chiffres de population relativement modestes qui ne dépassent pas 5 000 personnes. Dans de telles conditions démographiques, les possibilités théoriques de mariage ne sont pas toutes, il s’en faut, réalisables. Même avec de pareilles limitations, le réseau des mariages dans une société crow-omaha est d’une complexité si grande que l’on n’a pas pu en décrire les propriétés, faute d’ailleurs de modèles mathématiques adéquats.

Cependant, les intuitions de Lévi-Strauss ont trouvé une confirmation remarquable dans l’immense travail accompli par Françoise Héritier à partir de son analyse du système de parenté samo, qui présente les caractéristiques reconnues d’un système de type omaha. Compte tenu de l’interdiction de redoubler un mariage qui empêche toute alliance de mariage de caractère transgénérationnel, la question se pose «de savoir si des structures matrimoniales se dégagent cependant et si leur mode opératoire est radicalement différent ou non de celui mis en œuvre dans l’accomplissement des systèmes élémentaires ». Le traitement sur ordinateur d’un corpus de plus de mille mariages permet à F. Héritier de répondre affirmativement à la première question. En effet, les règles énoncées par les Samo sont bien respectées, qu’il s’agisse des interdictions d’épouser une femme des patrilignages du père et de la mère, ou des lignées des grand-mères paternelle et maternelle, ou enfin de l’un des quatre patrilignages de base de ses précédentes épouses. Une étude fort originale de la symétrie entre Ego féminin et Ego masculin met en évidence la possibilité d’un «échange de sœurs, vraies ou classificatoires, toutes les deux générations». Au «redoublement interdit de l’alliance [...] effectué par des consanguins de même sexe du même groupe patrilinéaire, il convient d’opposer l’échange recommandé dont les acteurs sont des paires croisées». Au «critère de l’appartenance de droit (par la naissance) à un lignage», il faut adjoindre celui du «partage en commun des mêmes lignages de type maternel pour comprendre pourquoi les prohibitions touchent tous les consanguins cognatiques jusqu’au troisième degré canon». On peut alors proposer un modèle où chacun des deux lignages comporte deux lignes agnatiques de descendance, et où «l’échange restreint, régulier, devient possible entre patrilignages deux à deux». «Ainsi l’échange de sœurs de façon régulière entre deux patrilignages est-il compatible avec les interdictions de duplication de l’alliance par des consanguins de même sexe.» Soit la figure 5. F. Héritier montre que non seulement «les unions sont bien rendues possibles une fois hors de la portée des interdits», mais qu’elles sont «recherchées, et de façon non aléatoire». À l’opposé des systèmes asymétriques d’alliance qui répètent des mariages effectués par des consanguins de même sexe, les systèmes crow-omaha répètent des mariages effectués par des consanguins de sexe différent. «Il n’y a pas de sens unique de l’alliance; et, dans la relation mutuelle entre deux groupes, ils sont simultanément donneurs et preneurs d’épouses». De cette manière, les systèmes crow-omaha sont compris comme relevant des mêmes méthodes d’explication que les systèmes élémentaires.

À partir de son étude des Beti du Cameroun, Michael Houseman propose de distinguer parmi les systèmes crow-omaha ceux qui, comme les Samo du Burkina Faso, présentent «une structure synchronique fondée sur des règles centrées sur des sujets individuels» et ceux qui, comme les Beti, «obéissent à une structure dynamique fondée sur des catégories centrées sur des sujets collectifs». «Le schéma structurel samo repose sur un principe (d’échange) propre aux collectivités particulières, celle du schéma beti repose sur une dynamique (homogénéisante) propre au réseau dans son ensemble.» Les faits de mariage samo relèvent d’un modèle mécanique; les faits beti d’un modèle statistique qu’il faut comprendre comme «la mise en œuvre au niveau global de structures diachroniques, non échangistes», qui subordonnent le niveau local. Ainsi se trouve posée, grâce à des travaux récents, la question la plus ardue, celle de la transition structurale entre systèmes élémentaires et complexes.

En dehors des systèmes crow-omaha, il faut faire une place importante aux systèmes «indifférenciés» ou «cognatiques» . On a cru longtemps que les systèmes de parenté européens constituaient l’essentiel du groupe des sociétés à parenté complexe. Aujourd’hui, on sait que ces systèmes sont beaucoup plus répandus et ne sont pas l’apanage des sociétés modernes. En effet, tout le monde malayo-polynésien comporte une grande variété de systèmes indifférenciés. Par rapport aux systèmes crow-omaha, ces systèmes présentent des réseaux de mariage aussi aléatoires et compliqués, mais ils établissent des règles différentes. Ainsi, les systèmes indifférenciés ne privilégient aucune ligne de filiation et la conséquence est que les groupes de filiation définis par rapport à un ancêtre commun se recoupent les uns les autres et ne forment pas des entités distinctes, capables d’avoir une identité ou une localisation. Seules des fonctions rituelles peuvent être assurées par de tels groupes, par exemple auprès du site funéraire de l’ancêtre. Il est également possible de voir des groupes de filiation indifférenciés ne pas se recouper, c’est à la condition qu’ils ne soient jamais complets. Tous ces systèmes en réalité «font passer les niveaux de génération avant les lignées [...] et définissent les empêchements au mariage en considération des degrés individuels de parenté plutôt qu’en frappant d’interdiction des classes entières». Avec une terminologie d’ordinaire «hawaïenne», à la nomenclature restreinte, les interdictions de mariages s’étendent en général jusqu’au quatrième degré de cousinage, parfois même au-delà, et les règles sont très précises qui veillent à l’observance de ces interdits. L’explication des systèmes de parenté indifférenciés est un problème très actuel en ethnologie et il n’a pas encore trouvé de solution satisfaisante. C’est qu’en effet la théorie qui se fonde sur l’étude des groupes de filiation est difficilement applicable, à moins que l’on ne réduise l’unilinéarité, que l’on veut malgré tout sauver, à de l’idéologie. On peut aussi ne vouloir s’attacher qu’au mode de recrutement des groupes en fonction de la seule parenté, mais on comprend mal comment ces groupes peuvent être localisés et propriétaires du sol alors qu’à la génération suivante tout est bouleversé. D’un autre côté, la théorie de l’alliance ne donne pas de solution satisfaisante, car il est bien évident qu’à s’en tenir au seul niveau de la parenté les systèmes indifférenciés ne manifestent pas une armature capable de les sous-tendre. Pour cette raison, certains ethnologues ont espéré trouver une meilleure explication en ayant recours aux dispositions foncières et aux mécanismes politiques. C’est ce qui a fait proposer par Lévi-Strauss l’image des sociétés à filiation unilinéaire comme ayant un «squelette interne», alors que les systèmes indifférenciés auraient un «squelette externe», en ce sens que «les statuts réels sont extérieurs aux individus qui peuvent, de ce fait, et dans des limites que leur imposent ces contraintes, définir leur statut familial et social avec une certaine marge de liberté». L’image est certainement parlante et on peut penser que des études détaillées viendront la préciser. Il sera alors possible à l’étude de la parenté des systèmes complexes d’enrichir la connaissance que l’on a des sociétés modernes. Enfin, la théorie des systèmes indifférenciés devrait pouvoir mieux cerner les phénomènes de parenté et mieux définir ce qu’il en est de la parenté elle-même, espace social ouvert à certains jeux et profitant du rythme des générations pour créer une diachronie signifiante.

À chacun des systèmes présentés correspond un vocabulaire de parenté qui, de par sa complexité même, permet de pousser l’analyse au-delà des normes juridiques ou sociales, et cela dans deux directions différentes. D’une part, la relation entre système terminologique des appellations et système des attitudes permet de lier le comportement à certains traits pertinents de la terminologie, et cela en relation également avec les dispositions de la filiation et des règles de mariage. D’autre part, la logique interne des systèmes terminologiques et les oppositions qui les constituent en tant que systèmes sont à mettre en rapport avec les niveaux symboliques.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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